La gigue: l'autre vièle médiévale?

Christian Rault, Paris, 2001.

   

 

Nous allons consacrer ces quelques lignes à un cordophone disparu et trop peu étudié. Alors que son existence, comme sa large diffusion dans l’Europe chrétienne des XIIéme et XIIIéme siècles est abondamment documentée dans l’iconographie, paradoxalement son appellation médiévale est demeurée une énigme. C’est donc par une périphrase qui évoque la forme très particulière de sa caisse de résonance que l’on a pris l’habitude de désigner cet instrument à archet : “vièle en huit” en français, “achtformfidel” en allemand ou “fidula en ocho” en espagnol... Les anglophones, se référant à la tenue “da gamba” de cette vièle ont préféré le terme : “medieval viol”.

Dans une première partie organologique, nous décrirons  cet instrument et sa technique de jeu par comparaisons avec la vièle médiévale, puis nous tenterons de préciser sa fonction musicale avant de soumettre au lecteur les éléments qui arguent en faveur de l’emploi médiéval du terme gigue (giga en latin, espagnol, italien, et occitan, geige en allemand, gige en allemand dialectal...) pour désigner notre instrument.

Du point de vue organologique.

Des travaux méthodiques et pluridisciplinaires de reconstitutions d’instruments à cordes médiévaux ont été menés entre 1988 et 1994 sur le Porche de la Gloire à St. Jacques de Compostelle. Ils ont permis de mieux connaître certains instruments du Moyen Age, dont la vièle ovale[1]. Sur les voussures de ce célèbre édifice achevé en 1188, l’équipe de Maître Mateo a sculpté vingt et un instruments dont huit vièles ovales et quatre “vièles en huit”. Présentées dans différentes positions, elles permettent une observation détaillée et complète.

 

Fig. 1 :  Vièle ovale sur le Porche de la Gloire
à St. Jacques de Compostelle.
Fig. 2 :  Gigue sur le Porche de la Gloire
à St. Jacques de Compostelle.

 

Le tableau comparatif qui suit résume les particularités de chacun des deux instruments:

 
Vièle Ovale[2]
Vièle en Huit

Taille

Petite à moyenne

Moyenne à grande

Caisse

ovale

en forme de “8”

Manche

Manche de section ovoïde ou pentagonale

Manche de forte section rectangulaire

Chevillier

frontal aussi haut que les éclisses avec canal sculpté sur son pourtour, évidé par derrière

frontal moins épais que les éclisses, non évidé

Fond

voûté

plat

Table

voûtée

plate

ouies

Deux ouies opposées deux à deux

Deux ouies opposées deux à deux  et présence fréquente de petites ouies circulaires supplémentaires

Eclisses

Canal sculpté le long des éclisses

Idem.

Chevilles

 5, manipulées par devant

3, manipulées par l’arrière

Sillet

Sillet du haut constitué d’une corde contournant le manche à son point de jonction avec le chevillier

Fort sillet du haut en bois rapporté

Touche

Touche plate créant un léger basculement et débordant au dessus de la table

Absence de touche

Chevalet

Chevalet mince de section triangulaire

Fort chevalet de section rectangulaire

Cordes

5 cordes en 3 chœurs, généralement deux chœurs doubles sur la touche et un bourdon extérieur au manche

3 cordes placées très haut au-dessus du manche

Montage

Les deux chœurs disposés sur la touche pénètrent le chevillier par deux orifices ménagés  au dessus du sillet. Le bourdon y pénètre par le côté.

Les cordes rejoignent directement le cône des chevilles sur la face frontale du chevillier

Cordier et attache

Trapézoïdal fixé par une corde à la prohéminence de la partie inférieure des éclisses

Idem.

Tenue

« da braccio »

« da gamba »

 

Les traits communs aux deux instruments.
Selon la classification en vigueur, il s’agit de deux instruments de la famille des luths, à cordes frottées. Le canal pratiqué tout le long des éclisses montre que le procédé de construction de ces instruments est le même : caisse, manche et chevillier chantournés dans un seul bloc de bois dont l’épaisseur correspond à la hauteur des éclisses, tables et fonds rapportés. Tous deux sont munis d’un chevillier frontal, d’un sillet, d’un chevalet et d’un cordier fixé à la prohéminence ménagée à la base de l’instrument.

Les différences.
La première différence entre ces deux instruments concerne la forme de leur caisse de résonance. Les deux cercles accollés évoquent la forme d’un “8” et créent un dessin si caractéristique que l’instrument a été repéré et baptisé depuis le XIXéme siècle : “vièle en huit”.
A l’opposé de la vièle ovale, l’instrument en forme de “8” présente toujours une table et un fond rigoureusement plats. Son manche est de forte section quadrangulaire et il est toujours démuni de touche Le sillet du haut comme le chevalet sont d’un volume et d’une hauteur plus importants. Le chevillier n’est pas évidé par l’arrière, il est moins épais et les cordes rejoignent directement les chevilles sur sa face frontale[3]. Les chevilles de la vièle se manœuvrent par l’avant, celles de l’autre instrument, généralement par l’arrière. La première est munie de cinq cordes montées en deux chœurs sur la touche plus un bourdon extérieur au manche[4] et se joue “da braccio”; l’autre montée de trois cordes simples se joue “da gamba”. (Fig. 3 et 4)

 

Fig. 3 : Allure du manche de la gigue,
Porche de la Gloire à St. Jacques de Compostelle.
Fig. 4 : Vièle de profil, Porche de la Gloire
à St. Jacques de Compostelle.

 

Commentaires.
Il est important de préciser que ces observations effectuées sur le Portail de la Gloire se vérifient, pour l’essentiel, sur l’ensemble du corpus documentaire. On est incontestablement en présence de deux instruments distincts et aisément identifiables.
Parmi les spécificités de la gigue, l’absence systématique de touche est fondamentale pour notre propos. Cet élément essentiel, qui n’est que rarement omis sur les représentations de vièles, n’est figuré sur aucune “vièle en huit.” D’autre part, nous avons noté que le chevalet comme le sillet, discrêts sur les vièles, sont franchement marqués sur les gigues et donnent la sensation que les cordes sont très éloignées du plan formé par le manche et la table. Cette impression, particulièrement notable à St. Jacques[5]  et sur la cathédrale d’Angers (fig.7)  se vérifie  clairement sur les portails ouest et sud de Chartres (fig.5 et 6).

 

Fig. 5 : Gigue sur le Porche ouest de Chartres.
Fig. 6 : Gigue sur le Porche sud de Chartres.

 

Les relations avec l’organistrum.
Un autre cordophone médiéval: l’organistrum[6], semble avoir des liens directs avec la “gigue”. D’abord par sa forme, puisque c’est l’unique autre instrument qui montre ce dessin si particulier évoquant un “8”. Ensuite parceque ces deux instruments sont exactement contemporains. La première mention du mot organistrum date de l’année 1100,[7] la première image de “vièle en huit” de 1109.[8] Tous deux sont largement attestés à partir de la moitié du XIIéme siècle et disparaîtront simultanément à la fin du suivant. Fréquemment représentés dans les mêmes contextes iconographiques.[9] ils partagent aussi le nombre de leurs cordes: trois.
Ne pouvant détailler ici l’histoire et la structure de cet instrument à archet perpétuel, ancêtre de la vièle à roue, qui fut inventé pour enseigner les premières formes de polyphonies écrites, nous nous limiterons à rappeler qu’il est le premier cordophone à clavier. Deux musiciens sont requis pour le jouer, le premier tourne la manivelle entraînant un archet en contact perpétuel avec les cordes : la roue; tandis que le deuxième actionne le clavier. Ce clavier, distribué conformément aux calculs effectués sur le monocorde, fonctionne par raccourcissement de la longueur vibrante des cordes. En tirant sur une des touches du clavier (ou tangente) le musicien produit un appui latéral sur la corde qui réduit sa longueur vibrante et permet l’émission d’un son plus aigu. Par l’action de la tangente, la corde n’est pas immobilisée sur une surface dure à la façon des vièles et des luths lorsque le doigt maintien fermement la corde contre la touche. Ici, c’est le simple contact latéral de la tangente sur la corde qui produit le raccourcissement.

 

Fig. 7 : Gigue sur la cathédrale d’Angers.

 

Technique de jeu.
Cette technique de jeu sur les cordes frottées ne nous est pas totalement inconnue puisque nous pouvons, aujourd’hui encore, l’observer sur tous les instruments à archets pratiqués du Maghreb jusqu’en Extrème Orient. Deux méthodes différentes continuent à coexister : soit c’est le pli de la première phalange du doigt qui agit directement sur la corde comme cela se pratique sur les différentes formes de rabâb et de vièles extrème-orientales, (technique dite du “crochetage”)[10], soit c’est le dos de l’ongle qui modifie la longueur de la corde vibrante sur la lira grecque et le sarangi indien.
Ces techniques de jeu ont quasiment disparues en occident, mais celà ne signifie pas qu’elle n’y aient pas été pratiquées par le passé[11] car il ne faut pas oublier que l’archet nous est parvenu d’Asie centrale où seule cette technique de jeu était connue.
En Europe chrétienne, l’existence de bourdons extérieurs au manche sur la vièle médiévale puis la « lira da braccio », est à nos yeux une survivance de cette pratique archaïque, le musicien agissant directement sur ces cordes situées hors de la touche avec le pouce de la main gauche pour en modifier la hauteur. D’autre part, si le manche de la vièle - dont le profil évoque déjà celui des instruments baroques - présente un volume ergonomique de section pentagonale ou ovoïde propice à la préhension (fig.4), celui de la “vièle en huit” est d’une forte section rectangulaire parfaitement adaptée à la technique du “crochetage”. Dans ce cas, l’instrument repose sur les genoux, et seul le pouce prend appui sur le côté du manche (fig.3 et 5).

 

En résumé :
- 1, l’origine orientale commune de l’usage de l’archet, de la tenue da gamba et de cette technique de digitation,
- 2, l’absence de touche,
- 3, la forte prohéminence du sillet et du chevalet,
- 4, la distance importante ainsi créée entre les cordes et le plan formé par la table et le manche,
- 5, le manche de forte section quadrangulaire,
- 6, les relations organologiques, musicales et culturelles avec l’organistrum ,
- 7, la présence des bourdons sur la vièle et sur la lira da braccio
- 8, et les survivances traditionnelles en Europe[12]
… sont autant de facteurs qui permettent de penser que cette technique de digitation directe, qui exclut l’usage de la touche, ait pu être pratiquée sur la gigue.

L’accord de la “vièle en huit”.
Contrairement à la vièle dont les accords sont définis avec précision et méthode par Jérôme de Moravie, nous ne savons rien de l’accord de la gigue. Par contre, nous connaissons fort bien les accords de l’organistrum. Si l’on admet la relation qui semble unir ce dernier avec la tricordum giga[13], l’accord serait défini par l’assemblage des trois premières consonances.[14] Dans le cas de ces deux instruments, nous ne connaissons pas l’ordre de distribution des cordes matérialisant cette succession quinte-quarte-octave.

De la fonction musicale

Très différente de la vièle médiévale par sa forme, par sa tenue comme par sa technique de jeu, la gigue l’était probablement aussi par sa fonction musicale. L’organistrum, qui est né dans les abbayes bénédictines[15] est clairement associé à la pratique religieuse du chant. La complexité technologique de cet instrument, difficile à construire et à régler, explique aisément le besoin d’une simplification. Or, la gigue se présente exactement comme un organistrum débarrassé de son appareillage mécanique : manivelle, axe, roue et clavier. Est-ce par hasard si l’instrument, ainsi dénué de ses artifices mécaniques apparaît pour la première fois, en 1109 chez les cisterciens[16] et non chez les bénédictins?
Mais si la gigue assumait bien la psalmodie comme la fonction musicale, pédagogique et religieuse, confiée ailleurs au savant organistrum, elle était mal adaptée à la musique profane où la vièle règna en maîtresse absolue pendant de longs siècles. La technique de “crochetage” de la corde de boyau[17] se prète assez mal il est vrai aux lignes mélodiques rapides et complexes[18]. Partout où elle est encore utilisée, elle se confine, soit dans le rôle de soutien, de guide d’un ensemble de chanteurs (rabâb arabo-andalou), soit dans l’appui de mélopées ou de récits (vièles à piques)[19]. Le principe même du “crochetage” limite la digitation à une seule corde à la fois, les autres cordes étant utilisées en consonances pour souligner le texte ou rythmer la mélodie.
D’autre part, si la tenue “da gamba”, qui contraint le musicien à rester assis est conforme à l’idée que l’on se fait d’une pratique savante, noble et digne,[20] elle est peu propice à entrainer la danse et la liesse des fêtes païennes, tout au plus pouvait-elle s’y méler. Dailleurs, si tous les instruments à cordes se sont trouvés, à un momment ou à un autre dans l’iconographie médiévale, rabaissés aux mains de diables ou d’animaux grotesques dans un contexte de condamnation, il en est deux qui font singulièrement exception et ne sont jamais pris en faute : l’organistrum et la “vièle en huit”.
En tous cas, les joueurs de vièles et les joueurs de gigues n’avaient ni la même fonction, ni le même statut. C’est du moins ce que laissent entendre les livres de comptes des rois anglais qui traitaient différemment les vidulatores et les gigatores.[21]

La gigue dans les textes.
Gautier de Coincy, devenu grand prieur à St. Médart de Soissons en 1233, est issu de la noblesse. Il fréquente les cours aussi bien que les milieux intellectuels de son époque et précise que le clergé appréciait particulièrement le son de la vièle, de la harpe, du psaltérion, de l’orgue et de la gigue[22] tandis que son contemporain Jean de Garlande met la gigue parmi les instruments que l’on trouve chez les riches parisiens[23] et la décrit comme un instrument qui imite les modes de l’organum .[24]
Cette attribution aux milieux riches et cultivés est soulignée dans un texte narratif allemand du XIVéme siecle, Der Busant (le faucon) qui nous décrit une gigue munie de cordes de soie “comme si elle devait-être jouée par un prince... à la caisse décorée, au manche paré d’or, de pierres précieuses et de noble ivoire... les chevilles étaient en or et l’étui de la gigue était de fine soie brodée d’images magnifiques”.[25] Nous savons d’autre part que des “gigatores” venus d’Allemagne jouaient régulièrement à la cour d’Angleterre entre 1274 et 1331.[26]

Du point de vue de la dénomination.

Arrive alors le problème plus épineux de la dénomination de notre instrument. Pour y voir clair, il convient de chasser de notre mémoire une idée fausse et fortement enracinée : l’existence du rébec médiéval piriforme. Nous avons démontré ailleurs qu’il n’y a pas de rébec médiéval.[27]
Rappelons tout de même qu’en 1280, était introduit en France, sous la plume de Jérôme de Moravie, le mot rubeba, latinisation parisienne du nom du rabâb arabo-andalou apparu depuis peu en Espagne.[28] Ce dernier pénètrera progressivement notre instrumentarium occidental. Il s’y transformera pour devenir, à l’aube de la Renaissance le rébec, terme qui n’est attesté pour la première fois qu’en 1379.[29] Ces évidences chronologiques n’ont pas empéché nos prédécesseurs de créér la confusion en baptisant rétrospectivement de “rébecs” toutes les vièles médiévales piriformes. Or, ces instruments chantournés, qui ont toujours des éclisses clairement constituées, un fond rapporté et un chevillier frontal, présentent toutes les caractéristiques de la vièle médiévale telles que nous l’avons définie plus haut.
Au Moyen Age, le fait que la démarcation entre la caisse de résonance et le manche d’un instrument de musique soit plus ou moins marquée ne change rien à sa définition. Piriforme ou ovale, la vièle reste la vièle et cette séparation à posteriori en deux types d’instruments distincts, vièle et rébec, est totalement dénuée de fondements documentaires ou organologiques avant les apports arabes de la fin du XIIIéme siècle : le fond rond naviforme et le chevillier en faucille muni de chevilles transversales. L’assimilation en Occident de ces éléments nouveaux ne s’effectue pas avant l’extrème fin du XIVéme siècle.
De l’an mil à la fin du XIIIéme siècle, au vu de la documentation, seuls deux cordophones de la famille des luths à archet coexistent. L’un, muni d’une touche et de cinq cordes,[30] est joué “da braccio”, son répertoire est le plus souvent profane tout en étant savant : la vièle ; l’autre muni de trois cordes “crochetées”, joué “da gamba”, est davantage confiné aux atmosphères “assises” où culture et chrétienté sont de bon ton : la gigue. La première sera si riche en potentialités musicales et expressives qu’elle s’adaptera parfaitement et survivra aux bouleversements esthétiques qui se succèderont du XIéme au XVIéme siècle, l’autre, plus austère disparaîtra des pays latins à la fin du XIIIéme, bousculée, avec l’art de Léonin et de Pérotin, par l’Ars nova . Elle persistera cependant plus longtemps dans les pays anglo-saxons restés sensibles à des formes de polyphonies proches du vieil organum.[31] La “vièle en huit” n’aura donc eu que deux grands siècles de gloire, mais entre le XIIéme et le XIIIéme siècles, les noms d’instruments à archet ne sont pas foison.
Puisque les mots rubèba et rébec, y sont des anachronismes et que les termes latins lyra et cythara, antiquisants, se réduisent le plus souvent à une convention pseudo-savante, latine et polysémique pouvant définir tous types de cordophones, il ne nous reste que deux termes : vièle et  gigue.[32]

Examinons maintenant le sens donné au mot gigue.
Depuis le XIXéme siècle et les premières recherches sur les instruments anciens, la signification du mot gigue est un véritable casse-tête. Nous n’allons pas passer en revue toutes les justifications complexes et insatisfaisantes qui ont amené au consensus suivant, répété inlassablement depuis Fétis (1856) et Grillet (1901) : “la gigue est un rébec plus petit.”  Contentons nous de constater que ce poncif trouve son origine dans les gravures des traités germaniques de Virdung (1511), Agricola (1528-1585) puis Praetorius (1624) où des rébecs sont glosés:  Kleinen geigen.
Le mot gigue, dont l’origine germanique est encore discutée apparaît  simultanément au milieu du XIIéme  siècle en  France, en Allemagne et en Angleterre. Il se diffusera alors rapidement dans les autres langues vernaculaires européennes. Mais au XIVéme, il disparaîtra des langues latines, pour se maintenir dans les langues d’influence germaniques sous le sens nouveau et générique : d’“instrument à archet.” Ce sens était déjà si usuel au XVIéme siècle que lors de l’impression des ouvrages de Virdung, Agricola et Praetorius, ces auteurs ont utilisé le même terme geige pour définir aussi bien les violes de gambe, les violons, les pochettes que les rébecs. La polysémie de geige est,  aujourd’hui encore, effective dans les langues germaniques.
Paradoxalement, depuis le XIXéme siècle, le mot gigue qui devrait désigner un instrument contemporain de ses attestations littéraires (milieu du XIIéme - fin du XIIIéme siècle) est utilisé pour nommer une variante plus petite et mal définie du rébec. Or, nous avons vu que ce dernier, muni d’un fond rond et d’un chevillier basculé en arrière n’apparaît qu’à l’extrème fin du XIVéme siècle. Il convient donc de reconsidérer cet anachronisme et d’accepter les évidences documentaires issues des XIIéme et XIIIéme siècles qui n’attestent dans l’iconographie que deux types distincts de luths à archet. Les manuscrits qui leurs sont contemporains n’offrent que deux mots pour les désigner… vièle et gigue.
Michel Huglo a relevé dans un manuscrit du Xéme siècle:  le Musica Enchiriadis de Valenciennes,[33] le mot braci. A mi-chemin entre le latin brachium (bras) et le terme vernaculaire germanique (bratsche).[34] Ce terme y a été biffé et remplacé par le mot cithara  probablement jugé plus “correct” par un savant lecteur. Or, aujourd’hui encore, bratsch sert à désigner en europe centrale tous les instruments à archet tenus “da braccio”. Le rapprochement est intéressant et l’on peut se demander à partir de quel moment les deux termes braci et giga  ont pu définir l’opposition, courante aujourd’hui, qui sépare: “da braccio” et “da gamba”?

Il ne faudrait pas déduire de ce bref exposé l’existence d’une relation systématique entre un nom et une forme. Dans la logique médiévale, un instrument de musique ne s’identifie ni par le dessin de sa caisse de résonance, ni par sa tenue, mais par sa fonction musicale.  Ainsi, nous pourrons trouver très occasionnellement des “vièles en huit” tenues “da braccio.” De même, s’il est exact au vu de la documentation, que l’immense majorité des gigues sont munies de trois cordes et ont une caisse de résonance en “forme de huit”, on peut observer sur les sculptures précoces du tympan de Moissac (1085-1115) vingt-quatre instruments piriformes dont trois beaux exemplaires de vièles et... vingt-et-une gigues munies de une ou deux cordes (fig.8).

 

Fig. 8 : Gigue piriforme de Moissac.


[1] Pour de plus amples informations sur la vièle médiévale, voir : Francisco Luengo, “Instruments à archet dans le nord-ouest de la Péninsule Ibérique, XIIéme et XIIIéme siècles” et John Wright, “L’instrument caché. Réflexions sur la problématique des répliques d’instruments à cordes ...”, in : Christian Rault (sous la direction de.), Instruments à cordes du Moyen- Age, Fondation Royaumont, éd. Créaphis, Bar le Duc, 1999, pp.115-131 et 133-166. Voir également : Christian Rault, “Iconographie et reconstitution, quelques expériences récentes et une illustration : la vièle ovale,” in: Les cahiers de musique médiévale n°2, Centre de musique médiévale de Paris, 1997, pp. 28-41, et Christian Rault, “Les modifications structurelles radicales des instruments à cordes au XVIéme siècle” dans la revue du conservatoire occitan Pastel n° 21, juillet-août-septembre 1994, pp. 30-36.

[2] Ce qualificatif “ovale”, vaut pour les instruments du Portail de St. Jacques et pour la majorité des vièles qui lui succèderont. Antérieurement, les vièles, munies des mêmes autres caractéristiques structurelles et du même type très spécifique de montage en cordes -  peuvent prendre un contour piriforme. C’est pourquoi  nous utilisons aussi le terme plus large de vièle médiévale pour définir cet instrument.

[3] Parfois le chevillier de la gigue emprunte celui de la vièle (Cathédrales de Chartres et Angers).

[4] Johannes de Tinctoris atteste que ce montage pouvait parfois se résumer à trois cordes simples sans que celà altère la définition de l’instrument : “sive tres ei sint chorde simplices ut in pluribus: per geminiam diapentam: sive quinque sic et per unisonos temperate: inequaliter”, cf. K. Weinmann, Ein uberkannter Traktat des Johannes de Tinctoris, Riemann-Festschrift, Leipzig, 1909, p. 41f.

[5] Francisco Luengo a rendu compte de ces remarques dans Instruments à cordes du Moyen Age... id. 1999, p. 124.

[6] Pour plus d’informations sur l’organistrum, voir : Christian Rault, L’organistrum ou les origines de la vièle à roue, Aux amateurs de livres, Paris, 1985, 188p.

[7] La première mention du terme organistrum se trouve dans le Manuscrit Wolfenbütel daté de l’année 1100. Herzog August Bibliothek. Cod. Guelf. 334, Gud. lat. 110v et 111r, provenant de l’Abbaye bénédictine de Saint Ulrich-et-Afra d’Augsburg.

[8] La première image de  la vièle en huit” date de 1109 et provient de l’Abbaye de Citeaux. Elle se trouve dans les mains d’un musicien du roi David dans la bible de St. Etienne Harding, Bibliothèque publique de Dijon, Ms. 14, vol. III, f° 13v.

[9] Chapiteau de Boscherville, voussures de St. Jacques de Compostelle, Orense, N.D. de Paris, Soria, Toro, lettre B enluminées du psautier hunter 229, de la bibliothèque de l’Université de Glasgow, du Ms. 59, f°38v, dela Société des Antiquaires de Londres...

[10] C’est ainsi que l’on dénomme dans le Maghreb, cette digitation de la main gauche qui exclut l’usage de la touche. Elle était encore très populaire en Europe centrale au début du XXéme siècle sur tous les instruments affiliés à la lyre antique : crowd, kantelaharpe,  talharpa ...

[11] Voir note suivante.

[12] Instruments de la famille du crwth cités à la note précédente mais aussi de la lyra Grecque: godulka bulgare, gusla yougoslave...

[13] Livre d’extraits originaire de Scheftlarn, Bayrische Staatbibliothek, Munich, Clm 17142, op. cit. Werner Bachmann, The origins of bowing, O.U.P., Oxford, 1969, p. 83.

[14] Pour plus de détails sur les accords de l’organistrum, voir Christian Rault, id. L’organistrum... 1985, pp. 120-125.

[15] Smits van Waesberghe, “Organistrum, symphonia, drehleier”, in: H.H. Eggebrecht, Handwörterbuch des Musikalishen Terminologie, Tome II, Steiner, Wiesbaden, 1972, pp.4-5.

[16] Voir note n°9.

[17] A moins que la gigue ait été pourvue dans certains cas de cordes de soie, comme le laisse à penser un texte tardif allemand (XIVéme siècle), voir note 22.

[18] Tel n’est pas le cas de la technique grecque et indienne qui utilise le dos de l’ongle. Associée à des cordes fines et bien tendues, cette technique permet une très grande  justesse et des ornementations subtiles et raffinées.

[19] La nature et la tension des cordes joue ici un rôle essentiel et les possibilités expressives des grosses cordes de boyau du rabâb andalou ou des cordes de crin du rabâb égyptien et du kamandjé sousi, ne sauraient se comparer avec celles des fines cordes de soie des vièles à pique chinoises.

[20] Walter Salmen “ La tenue de la harpe au Moyen Age”,  in : Christian Rault (sous la direction de.), Instruments à cordes du Moyen Age, 1999, p. 92.

[21] Mary Remnant, English bowed instruments from anglo-saxon to todor times, Clarendon Press, Oxford, 1986, p.  31.

[22] Op. cit, W. Bachmann, id. 1969, p.122.

[23] Op. cit. P. Bec, Vièle ou viole?, variations philologiques et musicales autour des instruments à archet du Moyen Age, Klincksieck, 1992, p. 371.

[24] Giga est instrumentum musicum de quo dicitur organicos imitata modos, in: J. Pulver, A Dictionary of old English Music, Musical Instruments, London, 1923, p. 117.

[25] Christopher Page, Voices and instruments of the Middle Ages, J.M. Dent & sons Ltd., London Melbourne, 1987, p. 241.

[26] Mary Remnant, id., 1986, pp. 31 et 98-99.

[27] Christian Rault, “Du rabâb au rébec” in, catalogue de l’exposition, Instruments de musique du Maroc et d’al-Andalus, Catherine Homo-Lechner et Christian Rault (sous la direction de), Fondation Royaumont / C.E.R.I.M.M., Royaumont, 1999, pp. 72-82.

[28] Il est important de bien faire la différence entre deux instruments qui, en arabe portent le même nom générique de rabâb, mais qui recouvrent deux entités instrumentales différentes. Le premier, également appelé kamandjé est la vièle à pique primitive, le second est le rabâb arabo-andalou naviforme qui a inspiré le rébec. Si le premier est arrivé très tôt, attesté par al-Farabi dès le début du Xéme siècle, le second n’est pas documenté al-Andalus avant le milieu du XIIIéme siècle.

[29] Pierre Bec, id., 1992, p. 225-26.

[30] Cinq cordes en trois chœurs, (voir note 5).

[31] M. Remnant, id. 1986, pp. 83-84.

[32] Nous écarterons la rote que l’on trouve mentionnée dès le VIéme siècle par Venance Fortunat sous la forme chrotta britanna . Le terme pénètrera les langues vulgaires latinisées au IXéme siècle et les chercheurs s’accordent pour y reconnaître une forme de lyre héritée de l’Antiquité gréco-romaine, opinion que nous partageons. Ce mot  qui se transformera plus tard en crowd (anglais) et crwth h(celtique) a probablement aussi dénommé, sous sa forme rotte (allemand), la “harpe-psaltérion” et d’une façon générique , les instruments à cordes ouvertes.

[33] Ms. 337,  en provenance de St. Amand, Michel Huglo, “Cithara-braci”, in Bulletin d’archéologie musicale n°3, sept. 1984, p.8.

[34] Catherine Homo-Lechner, Les cordophones dans l’Occident médiéval du VIéme au XIIéme siècle, Thèse de Doctorat en Histoire de l’Art, Paris/Sorbonne, 1991, p.85.