PrésentationChristian Rault, Royaumont, 1994. |
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L’intérêt pour les instruments de musique du passé est un phénomène relativement récent qui ne remonte guère qu’à la fin du dix-neuvième siècle. Auguste Tolbecque comme Arnold Dolmetch, qui s’inscrivent dans le même courant de pensée que Viollet le Duc pour l’architecture, sont les pionniers de ce qu’on a appelé la “musique ancienne”. A la fois musiciens et luthiers, ils ont, les premiers, observé que les représentations peintes ou sculptées d’instruments disparus recelaient parfois des informations suffisamment précises pour permettre de tenter de les restituer en bois, en cordes et... en son. L’un comme l’autre n’ont pu résister à la tentation et ils nous ont laissé des instruments inspirés de la statuaire des cathédrales comme des peintures de la Renaissance.
Le goût pour les musiques du passé n’a depuis cessé de croître et on a pu assister ces dernières décennies à un véritable engouement pour la période baroque. En revendiquant la notion d’authenticité de l’interprétation sur des instruments historiquement conformes, ce mouvement a créé une dynamique de recherches organologiques sans précédent qui a rapidement porté ses fruits. Il est vrai que ces investigations ont été facilitées par la quantité non négligeable d’instruments conservés de cette époque, relativement proche de nous.
Les progrès effectués nous permettent maintenant de mesurer à quel point les propositions instrumentales de nos pionniers sont empreintes d’une compréhension et d’une esthétique “dix-neuvièmisante,” et aucun musicien ne pratique plus ces instruments professionnellement.
J’ai eu, à plusieurs reprises, l’occasion de restaurer des instruments construits par A.Tolbecque. Prenons, par exemple, la viole de gambe aujourd’hui conservée au Musée Bernard d’Agesci à Niort. Cet instrument reconstitué d’après le tableau du Louvre la “Sainte Cécile” peinte par Zampieri Domenico, présente un aspect extérieur conforme au tableau. Mais il est conçu et construit comme ... un violoncelle : fortes épaisseurs de la table et du fond, présence de tasseaux, de contre éclisses, fond voûté, touche d’ébène massif, etc... En observant l’instrument représenté sur le tableau, Tolbecque y percevait les références techniques qui lui étaient familières, y reconnaissait son propre savoir faire, comme s’il s’agissait d’une réalité universelle et intemporelle.
Lors du retour en vogue des musiques traditionnelles et folkloriques des années soixante et soixante-dix, qui entraina l’engouement pour les musiques médiévales, on a pu constater le même genre de regard de la part des luthiers. Les instruments “médiévaux” à archet construits à cette période étaient (et sont encore le plus souvent) faits comme les violons d’épicéa et d’érable ondé, coupés sur quartier avec des éclisses pliées au fer, tasseaux, contre éclisses, âme et barre d’harmonie, chevalet courbe, cordes de violon filées et tendeurs...
Ce qu’on appelle aujourd’hui l’organologie médiévale se résumait alors à un échafaudage hasardeux d’hypothèses sans fondements. La carence d’études exhaustives approfondies et l’absence de méthodes rigoureuses d’investigation sur les trop rares informations disponibles, expliquent l’ignorance des facteurs et des musiciens sur les réalités matérielles des instruments du Moyen Age.
En octobre 1988, à Saint Jacques de Compostelle, se déroula un congrès international présidé par Willibald Sauerländer pour célébrer le huitième centenaire du Porche de la Gloire. Sur la voussure du portail central délimitant le tympan où trône le Pantocreator, les vingt-quatre Vieillards de l’Apocalypse présentent, en conformité avec le texte de Saint Jean (Apoc. IV, v.2-3 et V, v.8) des instruments de musique à cordes. Lors de ces rencontres, il fut mis en évidence que Maître Matéo, concepteur de cette oeuvre exceptionnelle, était non seulement proche de l’univers des musiciens, mais qu’il connaissait parfaitement les instruments de musique, leur structure générale ainsi que la fonction de chacun de leurs moindres détails1. Dans le cadre de ces rencontres, sous l’impulsion de Jose Lopez-Calo, musicologue qui nourrissait depuis longtemps le rêve de reconstruire dans un réel souci d’authenticité l’ensemble de ces instruments, furent imaginées les conditions optimales de réussite d’un tel projet. La nécessité d’une étude préalable, approfondie et largement pluridisciplinaire s’imposa.
En mars 1989, grâce à l’opiniâtreté de J. Lopez-Calo et à la générosité de la Fondation Pedro Barrié de la Maza Conde de Fenosa, de nombreux spécialistes venus de toute l’Europe se retrouvaient au pied du “Portico”. Pendant dix jours consécutifs, dans le cadre de l’Université Itinérante du “Camino de Santiago”, musicologues, médiévistes, historiens de l’art, théologiens, archéologues, restaurateurs, musiciens, facteurs d’instruments et étudiants se retrouvèrent ensemble, pour la première fois dans l’histoire de l’organologie, afin de partager et confronter leurs perceptions d’un même document. La diversité et la complémentarité des approches suscitèrent des débats passionnés qui remirent en cause nombre de certitudes aussi bien du côté des facteurs que de celui des historiens. Ces rencontres devaient permettre d’aborder la phase de construction dans les meilleures conditions; elle eut lieu en juin 1990 dans un atelier installé pour l’occasion à deux pas de la cathédrale. Vingt et un instruments “prototypes” naquirent de ce projet (Photo n° 1); il se prolongea en 1991 avec la construction d’une deuxième série d’instruments destinés aux concerts. L’ensemble du projet a suscité le tournage de deux films et donné lieu une importante publication2 .
Photo 1: L’instrumentarium de Saint Jacques de Compostelle, première série avant les finitions.
Ces instruments sont désormais conservés au Museo do Pobo Galego à St. Jacques. (Cliché: C. Rault).
Par la suite, sur le principe de cette première expérience, se développa une série d’autres projets avec un bonheur inégal selon les objectifs, les moyens et la qualité des documents étudiés. En 1989-90, les neuf instruments sculptés (XIVème siècle) dans le chateau de Puivert (Aude) furent reconstitués (Photo n°2). Puis, en Galice, ce fut le tour des vingt-deux instruments du porche du Paradis de la cathédrale d’Orense (XIIIème siècle), pendant qu’à Lugo s’imposait la nécessité d’approfondir les premières découvertes par des expérimentations systématiques. La chance m’a été donnée de participer à l’ensemble de ces expériences. Toutes ont été menées dans une atmosphère de travail d’équipe et ont été précédées de rencontres (plus ou moins pluridisciplinaires selon les cas) où ont été analysées les caractéristiques de chacune des représentations à reconstituer. Dans tous les cas, l’accès aux documents de référence était assuré soit par des échafaudages, soit par des moulages. Les technologies et l’outillage, à disposition des facteurs de l’époque concernée, y ont toujours été clairement précisées. Malgré ces conditions optimales d’information, il est frappant de constater, au vu des résultats, combien les facteurs contemporains restent rivés aux principes de construction fixés par la tradition baroque.3 En suivant le même chemin que leurs prédécesseurs, ils s’engagent dans une voie excluant l’accès au but implicite : la recherche de l’authenticité.
Photo 2: L’instrumentarium de Puivert, conservé au Musée du Kercorb à Puivert dans l’Aude. (Cliché: G. Sioen).
Insatisfaits des résultats obtenus lors des projets précités, Francisco Luengo, John Wright et moi-même, convaincus que les informations organologiques recelées notamment sur le Porche de la Gloire n’avaient pu, faute de temps et de méthode, être suffisamment expérimentées, nous avons décidé de poursuivre le travail. Luciano Perez, qui avait participé avec ses élèves à l’expérience de Saint Jacques de Compostelle, trouva le financement et nous ouvrit les portes de l’atelier de lutherie de la Diputación de Lugo, en Galice, dont il est le Directeur.
Ce dernier projet, qui a mobilisé à plein-temps les effectifs de l’atelier de lutherie régional de 1992 à 1994 a permis grâce à sa planification dans le temps et aux excellentes conditions de travail, humaines et techniques, d’approfondir l’analyse de onze instruments du Porche. Dans le même projet étaient incluses l’étude et la reconstitution de neuf instruments sculptés sur les consoles du Palais Gelmirez, édifice épiscopal du XIIIème siècle jouxtant la Cathédrale de Santiago. Quelques décennies seulement séparent la réalisation de ces deux édifices compostellans. Les mêmes instruments sont représentés dans les deux endroits et il est ainsi possible d’appréhender l’amorce de certaines évolutions organologiques qui se confirmeront par la suite. On y constate également l’apparition d’un nouvel instrument à cordes pincées : la citole, absente du Porche.
C’est dans ce contexte qu’ont été menées des expériences systématiques sur les proportions géométriques, le dessin, la dimension des instruments, les bois, les voûtes, les épaisseurs, les montages et les cordages.
Passer de la pierre au son présuppose un long cheminement où les embûches, les pièges et les doutes sont nombreux. Le chemin à parcourir reste immense mais les résultats obtenus constituent une avancée considérable dans un domaine où toute méthodologie semblait exclue. L’analyse critique des figurations, en liaison avec l’ensemble des sources d’informations disponibles, nous permet aujourd’hui de mieux comprendre les procédés de construction et la structure interne des instruments. Ces aspects fondamentaux déterminant leur fonctionnement acoustique permettent aussi de cerner leur esthétique sonore : à l’opposé des lignes mélodiques clairement articulées sur un registre de plusieurs octaves qui ont conditionné la naissance du violon, ce sont les consonances et les harmoniques que recherchaient les anciens à travers un autre type d’architecture harmonique.
L’accumulation des documents précisément datés et situés permet de dégager la grande homogénéité chronologique et géographique d’un corpus d’instruments à la structure (et non seulement à la forme du contour), au cordage, à la fonction musicale et à l’esthétique extrêmement précis. La mise en évidence de cette codification est déterminante car elle induit des notions nouvelles importantes comme celle de l’existence de traditions établies et respectées en matière de facture instrumentale, sur l’ensemble de l’Europe chrétienne. La vièle à cinq cordes, avec bourdon extérieur au manche, en est une parfaite illustration qu’il est possible de la suivre sans interruption depuis les années 10604 jusqu’à l’extrème fin du XVIème siècle (ce qui représente, à ce jour, une longévité supérieure à celle du violon). Ces réalités instrumentales savantes et définies présupposent non seulement des fonctions musicales précises et largement reconnues mais entraînent également la notion d’apprentissage et donc d’enseignement de la pratique instrumentale et ce, à des périodes beaucoup plus reculées qu’on ne pouvait l’envisager jusqu’à présent pour la musique profane5 .
Lorsqu’en 1994 une carte blanche m’a été offerte par la Fondation Royaumont, j’ai pensé qu’il était important de susciter ces rencontres afin d’offrir à la réflexion de la communauté scientifique et musicale un aperçu sur quelques uns des éléments nouveaux issus de ces travaux. D’autres chercheurs sont venus nous y rejoindre et ont accepté de nous faire part de leurs dernières découvertes. La diversité de formation et d’approche des participants s’inscrit dans notre volonté de multiplier les angles d’observation et les méthodes d’analyse critique afin d’apprécier au mieux toute la richesse des documents.
La présente publication réunit les communications des participants à ces rencontres placées sous la présidence de Paul Benoît, Historien des techniques et maître de conférence à l’Université de Paris I. Elles se déroulèrent à Royaumont du 8 au 10 juillet 1994 autour de ces “nouveaux instruments anciens” réalisés à l’atelier de Lugo (photo n°3) pour l’ensemble Porque Trobar et dans mon atelier pour l’ARIMM et l’ensemble Organum (Photo n°4).
Photo 3: L’instrumentarium de Lugo.
Photo 4: L’instrumentarium de Royaumont.